Introduction
C’est un exercice périlleux que de prétendre offrir des perspectives après avoir entendu des contributions de grande qualité, proposées par des personnes autrement plus expertes que moi dans chacun de leur domaine. Ce que je peux vous proposer de mieux ici, c’est de faire un pas en arrière, et de regarder ensemble comment les outils, dispositifs et cas qui nous ont été présentés impliquent, et s’intègrent dans, un changement profond dans la manière de concevoir et de conduire l’action publique en France.
Une action publique pensée pour des humains
Mon point de départ habituel sur ce sujet consiste à reprendre le propos liminaire de l’ouvrage écrit avec Coralie Chevallier (Chevallier et Perona 2022) : la conception de l’action publique en France se fait sous la perspective de deux cousins, l’homo economicus, gouverné par le calcul rationnel de son intérêt bien compris, et le citoyen éclairé, au fait de ses droits et devoirs. La position normative donnée à ces deux modèles — au sens scientifique du terme, des représentations schématiques du comportement humain — conduit à l’échec les politiques dès lors que les comportements effectifs s’éloignent sensiblement de ces abstractions.
« Et encore ! », aurais-je envie de dire, quand je vois des cas où on ne semble seulement pas être allé au bout du raisonnement avec ces deux acteurs, comme la surprise face à l’émergence rapide de faux certificats de vaccination durant la pandémie, ou l’augmentation des accidents de voiture en 2024, alors que depuis le 1er janvier, les « petits » excès de vitesse n’entraînent plus de retrait de points.
La conséquence de ce paradigme est que la compréhension des comportements n’est le plus souvent convoquée que face à un constat d’échec. « Ça ne marche pas, est-ce que vous pouvez nous aider ? ». Les unités comportementales se trouvent ainsi dans une position entre l’Agence tous risques et MacGyver[1], à essayer de trouver comment sauver des dispositifs comportant dès le départ des failles comportementales. C’est particulièrement visible dans les politiques destinées aux plus précaires. Alors que les travaux sociologiques montrent solidement que les pauvres sont, par la force, de bons gestionnaires (Colombi 2019), l’accès aux prestations sociales restent extraordinairement compliqué, imposant un fardeau cognitif énorme aux personnes les moins à même d’y faire face. On pallie ensuite, péniblement, au non-recours au moyen de nudges, quand l’analyse, tant comportementale qu’économique, voudrait que le versement du socle des aides sociales (RSA, APL, allocations familiales) soit automatique, et soumis à des contrôles ex post plutôt que ex ante (Allègre et Duvoux 2024).
Dans mon cours de sciences comportementales appliquées aux politiques publiques, j’insiste lourdement sur la distinction à faire dans une intervention comportementale entre les facteurs structurels — ce qui ne peut pas être changé dans le cadre de l’intervention — et les éléments comportementaux — ce qu’on peut faire changer dans une approche comportementale. Cette distinction est indispensable pour éviter de charger des moulins à vent, mais elle comporte un risque, celui de penser que les facteurs structurels sont immuables, et pas seulement dans le cadre de l’intervention demandée. La question des mobilités actives constitue probablement un bon exemple : on dispose d’une palette d’outils pour inciter au report vers des modes de transport plus actifs, de la classique incitation financière[2] aux nudges variés. Mais on sait que le principal obstacle reste un urbanisme pensé autour de l’automobile comme mode de transport de référence, et lorsqu’on sort de sa voiture, comme un espace masculin (Raibaud 2014), (Tissolong 2023). L’approche comportementale, c’est aussi aller mettre en évidence ces biais dans les représentations qui président à la conception de l’action publique, et agir pour leur changement. Quelque part, si on doit réorienter le comportement des individus en aval, c’est peut-être qu’on a manqué quelque chose en amont.
Appliquer la théorie du changement à la décision publique
Pour moi, force est de constater que l’action publique, à grande comme à petite échelle, reste souvent en France gouvernée par des préjugés et des mauvaises représentations. Pour prendre un exemple récent, Olivier Bouba-Olga a montré que l’écart de vote en faveur du RN dans les territoires ruraux tenait essentiellement à leur composition socio-démographique, ajoutant une contribution aux nombreux travaux qui disqualifient le concept de France périphérique de Christophe Guilluy. Pourtant, ce dernier reste largement mobilisé comme outils d’analyse, et, partant, d’orientation des politiques publiques.
Il y a donc lieu à mon sens d’appliquer nos outils de théorie du changement de comportement aux élues et élues ainsi qu’aux administrations : quelle est l’architecture de choix et d’incitations qui conduit à cette situation ? D’autres que moi ont souligné à quel point dire « Je ne sais pas » ou « J’ai eu tort » constitue un aveux de faiblesse impardonnable dans la vie politique française. Or, il s’agit là d’un obstacle comportemental majeur à des politiques fondées sur les preuves. D’une part, se renseigner sur ce qui se fait ailleurs, sur ce qui marche, implique de reconnaître son ignorance, au moins face à sa propre administration. D’autre part, la démarche expérimentale implique structurellement la possibilité de l’échec, que ce qui fonctionne ailleurs ne marche pas dans un nouveau contexte. Il faut pouvoir dire qu’on a eu tort, qu’on va apprendre de nos erreurs pour faire mieux. Deux Rubicon encore difficiles à franchir dans de nombreux cas.
Évidemment, je ne sous-estime pas les obstacles structurels à ces changements. L’un d’eux tient à la formation de notre personnel politique et administratif : combien ont vu la hiérarchie des niveaux de preuve, et comprennent le degré de différence entre « une étude montre que… » et « une méta-analyse montre que… » ? Nous avons un travail de formation à faire. Un autre obstacle tient à mon sens à la distance entre les administrations et le monde de la recherche. Les relations tiennent à des relations personnelles — je connais telle chercheuse, tel responsable de service est un ancien camarade de promotion — là où il faudrait des collaborations plus institutionnelles, avec des temps significatifs de formation des personnels des administrations, et réciproquement d’immersion des équipes de recherche dans l’action publique.
Un autre obstacle, peut-être plus facile à lever, est l’idée que l’approche par la preuve est quelque chose de compliqué. Dans un petit guide à destinations des administrations et collectivités (Clergeau, Andres, et Rickey 2021), l’Agence des Nouvelles Solidarités Actives s’est attachée à démontrer que la démarche commençant par une revue de littérature et finissant par une évaluation publique était en pratique à la portée de la plupart des administrations. Toute action publique ne requiert pas plusieurs mois de recherche dans la littérature, ni une expérience aléatoire contrôlée comme méthode d’évaluation ! En revanche, ce qui manque souvent est un accompagnement approprié — alors que les ressources existent dans la recherche publique — pour aider à la montée en compétence des équipes. Pour donner une anecdote personnelle : j’ai été régulièrement sollicité par des collectivités locales pour des accompagnements comportementaux relativement légers, et je les ai redirigés vers les universités implantées sur leur territoire, qui disposent généralement des profils pertinents.
Attention à nos outils
Comme troisième élément de mise en perspective, je voudrais attirer votre attention sur la nécessité d’une vigilance constante quant à nos propres outils. Les sciences comportementales sont un domaine qui bouge très vite. j’ai lu récemment qu’une large partie des expérimentations citées dans l’ouvrage fondateur de Dan Ariely (Ariely 2010) sont concernées par la crise de réplication, avec des effets moyens beaucoup plus faibles que ceux énoncés dans l’ouvrage. Les intuitions fondamentales ne sont certes pas remises en cause, mais cette variabilité dans les résultats souligne l’importance du contexte dans l’efficacité des outils comportementaux.
Au-delà de ce point, que j’espère bien connu, il faut également penser aux outils sous-jacents. C’est un lieu commun en sciences sociales que de dire qu’il n’y a pas de terme plus trompeur que celui de « données ». Ce qu’on appelle « données » n’est jamais un élément naturel, toujours un construit soumis à son environnement idéologique, social et technologique. L’exemple de référence est celui de la nomenclature des professions et catégories socio-professionnelles. Pendant longtemps, les organisation syndicales se sont opposées à ce que les contremaîtres, en dépit de leurs fonctions d’encadrement, relèvent des professions intermédiaires, dans la mesure où cela brisait l’unité de la classe ouvrière. Souvent, les bases de données sur lesquelles nous nous appuyons pour concevoir l’action publique ont été pensées, tout ou partie, pour d’autres fins, et laissent de nombreuses zones d’ombre, en particulier dans la mesure des comportements, et surtout la compréhension du sens donné à ces comportements, de leurs motivations subjectives. Or, ces dernières conditionnent souvent, comme on a pu le voir ce matin, l’acceptabilité, le sentiment de légitimité de l’action publique.
Cette attention doit être encore plus forte avec l’émergence des outils d’intelligence artificielle. Bien évidemment, nous savons tous que la grande majorité de ce qu’on appelle aujourd’hui « Intelligence artificielle » s’appelait « data science » il y a deux ans, « algorithmes » trois ans plus tôt, et que nous avons étudié cela nous le nom de « régressions ». Les grands modèles de langage qui sous-tendent les outils génératifs du type ChatGPT sont l’arbre qui cache la forêt, mais je voudrais m’y arrêter en conclusion. Les outils élémentaires de la statistique classique nous donnent je pense quelques intuitions correctes sur leur fonctionnement : ils s’agit d’outils générant un forme de moyenne bruitée des textes produits autour de la requête[3]. Sont-ils utiles pour prédire les comportements ? D’une manière limitée, puisqu’ils vont nous restituer le comportement moyen tel qu’il a été écrit et décrit dans les textes tu corpus d’entraînement. Or, l’enjeu de l’action publique est de s’adresser à l’ensemble de ses destinataires, dans leur hétérogénéité (on sait à quel point c’est la prise en charge des cas particuliers qui consomment l’essentiel des ressources des administrations) : en moyenne, les choses fonctionnent déjà plutôt bien, en général. Si les comportements des dentinaires de l’action publique sont inégalement renseignés dans les bases qui fondent ces outils, celui des agentes et agents publics l’est souvent mieux, pour des raisons administratives : les décisions elles-mêmes sont enregistrées et référencées. Ce qui en fait probablement un excellent outil d’analyse de notre propre comportement, en tant qu’administration. L’IA d’aide au recrutement écarte systématiquement les CV de personnes venant de certains quartiers, ou au prénoms qui ne figurent pas dans le calendrier des fêtes catholiques ? Notre réflexe ne doit pas d’être d’essayer de la corriger, mais de prendre acte du fait que cela révèle des comportements discriminatoires dans la base d’entraînement, c’est-à-dire ici dans les décisions de recrutement prises par des êtres humains. En d’autres termes, il s’agit d’un formidable révélateur de nos propres biais, quantifiés et objectifiés pourvu qu’on vienne poser la question.
Bibliographie
Allègre, Guillaume, et Nicolas Auteur de la postface Duvoux. 2024. Comment verser de l’argent aux pauvres ?: dépasser les dilemmes de la justice sociale. Paris, France: PUF.
Ariely, Dan. 2010. Predictably irrational: the hidden forces that shape our decisions. New York (N.Y.), États-Unis d’Amérique: HarperCollins publishers.
Bender, Emily M., Timnit Gebru, Angelina McMillan-Major, et Shmargaret Shmitchell. 2021. « On the Dangers of Stochastic Parrots: Can Language Models Be Too Big? ». In Proceedings of the 2021 ACM Conference on Fairness, Accountability, and Transparency, 610‑23. FAccT ’21. New York, NY, USA: Association for Computing Machinery. https://doi.org/10.1145/3442188.3445922.
Chevallier, Coralie, et Mathieu Perona. 2022. Homo sapiens dans la cité : comment adapter l’action publique à la psychologie humaine. Paris, France: Odile Jacob.
Clergeau, Anaïs, Alexandra Andres, et Ben Rickey. 2021. « Action publique : un guide pour identifier et mettre en œuvre ce qui fonctionne ». Paris: Agence Nouvelle des Solidarités Actives. https://www.solidarites-actives.com/fr/nos-actualites/publication/action-publique-un-guide-pour-identifier-et-mettre-en-oeuvre-ce-qui.
Colombi, Denis. 2019. Où va l’argent des pauvres: fantasmes politiques, réalités sociologiques. Paris, France: Payot.
Raibaud, Yves. 2014. « Une ville faite pour les garçons ». CNRS Le journal, mars. https://lejournal.cnrs.fr/billets/une-ville-faite-pour-les-garcons.
Tissolong, Salomé. 2023. « Rendre la ville aux femmes ». CNRS Le journal, février. https://lejournal.cnrs.fr/articles/rendre-la-ville-aux-femmes.
Notes
[1] J’ai les références télévisuelles de ma génération !
[2] Comme le Forfait Mobilités durables.
[3] Je renvoie pour plus de détails à (Bender et al. 2021), qui reste à mon sens incontournable à ce sujet